Bonsoir,
En contrepoint à la première note de clavecin initiée pour cette série de billets, je voulais vous faire entendre l’âme du violon, telle que je la perçois, telle que je la ressens. Le clavecin vient habituellement jouer sa partie continue dans un morceau de musique baroque, en soutien à un instrument moins mécanique et plus vivant, plus émotionnel qui vient prendre la voix principale comme un violon par exemple. A l’opposé de la mécanique que j’ai qualifiée de minérale dans ma première note à propos du clavecin, la voix du violon se détache comme pour s’opposer à cette voix mais dans un registre harmonique, mélodieux afin de rappeler l’existence de l’émotion à l’intérieur de toute force. La voix de l’instrument qui joue la mélodie est avant tout la Vie ; c’est un vibrato, c’est une vibration existentielle. Comme une ligne invisible, un fil tendu dans l’espace du cœur, son retentissement nous anime.
L’âme du violon, c’est le Cœur.
Entre son corps fait de bois et sa voix surgie de la vibration des cordes animales, le violon possède une âme humaine. Son langage s’articule du souffle le plus léger à la plainte, au déchirement le plus langoureux, c’est un langage symbolique qu’on ne peut déchiffrer qu’instinctivement. La capacité de langage du violon est comme la capacité du cœur à absorber et à donner sans condition.
Pour illustrer ces quelques élans du cœur, je souhaitais partager avec vous ces instants précieux, ces extraits qui font que j’aime la musique baroque et en particulier la musicalité du violon. Biensûr, il y a tellement de morceaux que j’aime que je pourrai vous proposer dans cette note mais j’ai fait un choix restrictif, qui, je l’espère, vous permettra de saisir cette évocation.
La tristesse du cœur.
Ce morceau joué par Mathieu Camilleri sur une Variation de Tartini (je vous ai déjà parlé de Tartini il y a quelques temps en arrière dans cette note) est comme la complainte d’un cœur qui souffre, un cœur éprouvé, dévasté par le chagrin, l’hébétude et le désarroi.
Au début du morceau, des sanglots graves tel un surgissement de souvenirs venus du plus profond de l’âme parviennent à un état de dilatation extrême et de tension émotionnelle trop intense. Le cœur palpite. Graduellement, tout se mélange, la tristesse, l’incompréhension et le désappointement. Le cœur est complètement submergé, noyé. Arrive alors l’éclatement total des sentiments jusqu’à ce que les trilles du violon déchirent les aigües dans des larmes poignantes. Les coups d’archet se font de plus en plus violents comme des sanglots que le cœur ne parviendrait pas à réprimer, jusqu’au point où le vertige de l’émotion n’arrête plus cette hémorragie de sentiments. Puis, juste à la fin, un court silence, comme une respiration, vient traverser cette lamentation, apaiser cette tristesse infinie. Une note seule, limpide, tenue, s’échappe alors comme un éclair de lucidité, une vérité ultime. Le cœur se redresse, rasséréné et s’élève d’une voix plus sûre dans un silence apaisé.
La légèreté des sentiments.
Le cœur humain est le reflet de nos émotions. Nos pensées sont affectées par ce qui nous entoure, par la Nature, par notre environnement. Le violon, comme un jaillissement de rires ou de pleurs peut évoquer avec une ressemblance étourdissante les changements des saisons qui nous assombrissent le cœur ou nous éclairent d’une lumière bienfaisante. Vivaldi a exprimé avec une virtuosité étonnante le cycle des saisons à travers son œuvre la plus illustre et la plus harmonieuse. Il a su représenter avec une énergie élémentaire, le temps qui passe, le cycle de la nature et des choses. La totalité des Quatre Saisons est à écouter avec une attention particulière pour qui souhaite entrer dans le cœur de la musique baroque, mais je ne laisserais ici qu’une trace partielle de sa magie, de son mystère, et vous proposerai sans doute d’autres morceaux plus rares de Vivaldi dans un billet futur.
Ici, chez Vivaldi, au milieu de l’Hiver, on retrouve ce deuxième mouvement, ce largo étonnant dont je souhaitais souligner à la fois la finesse et la beauté. La force de ce morceau enchanteur réside dans les pizzicati qui évoquent, à mon sens, des flocons de neige qui traversent le ciel et nimbent de leur pureté l’univers tout entier et de leur opposition à la voix unique du violon, comme un Vent venu de nulle part. Dans cet univers floconneux et doux, surgit cette brise délicate et insouciante qui traverse le temps et l’univers dans une espèce de sourire intérieur. Cette brise nous transporte, nous élève comme si nous étions nous-mêmes un de ces flocons de neige emporté dans le sillon de ses volutes et de son Voyage intemporel. J’aime beaucoup cette interprétation délicate et revigorante. Il y règne une inventivité baroque et créatrice que j’aime ! L’air du violon est guilleret, léger comme ce vent malicieux qui s’engouffre à travers le froid et nous emporte. La musique du violon est limpide, incisive et détachée! De plus, j’aime ce sourire intérieur qu’affiche la violoniste Elisa Citterio. J’ai le sentiment de partager avec elle le secret de cette musique, de comprendre toute la légèreté du monde et l’universalité du cœur en l’écoutant jouer du violon.
En ce qui concerne l’Hiver de Vivaldi, je ne peux m’empêcher de partager avec vous une autre version jouée par Anne-Sophie Mutter qui est une violoniste exceptionnelle et dont le vibrato transcende le violon et ce largo de Vivaldi en particulier. Dans cet extrait, Anne-Sophie Mutter, en digne héritière de son Maître spirituel, atteint un des sommets de l’émotion. Elle fait vivre le violon, libère toute la charge émotionnelle de cet instrument dans une rare et éblouissante intensité graduelle. Ecoutez, au début du morceau, le fil du violon venir de loin jusqu’à nous parvenir doucement et nous traverser intégralement. Vers 1’00, Karajan attend. Il écoute et il attend. Il a entendu la circonvolution du Vent dans l’air, il a entendu ce Vent venir de très loin, puis, précisément à 1’20, il le regarde droit dans les yeux et se laisse emporter par sa puissance. Le quart de sourire qu’il esquisse et la lumière qui apparaît dans ses yeux lorsqu’il lève le regard à ce moment là en dit bien plus long que tous les applaudissements de la terre sur son sentiment. Enfin, soit nous nous envolons avec le Vent, dans son énergie pleine de grâce comme le fait le cœur de Karajan, soit nous retombons inertes, pauvres flocons, dans un dernier sursaut vers la terre en voyant le Vent s’échapper dans une dernière note qui s’estompe. J’adore cette version de Mutter pour ce qu’elle dégage en émotion de manière insoupçonnée et pourtant tellement maîtrisée, mais, afin d’illustrer parfaitement cette note dans son intégralité, mon choix se porte en priorité sur la première version qui offre une vision plus juste de Vivaldi, un meilleur aperçu de l’âme de la musique baroque, de son inventivité et de sa fraîcheur. Mais vous pouvez écouter les deux, faites vous plaisir !
L’harmonie des émotions.
Si, à mon sens, le violon est l’instrument qui représente le mieux le cœur humain avec ces vicissitudes, ses tourments mais aussi son énergie, sa beauté et sa passion, alors, la rencontre de deux violons dont les ondes s’accordent, ne peut être qu’une rencontre harmonieuse. Dans la musique baroque, Bach et Vivaldi se sont mutuellement inspirés, l’un apportant sa vision éclairée, lumineuse d’une musique divine et éthérée, quand l’autre apporte une couleur plus intime, plus humaine et plus chaleureuse. Chacun, dans la filiation de sa propre musique nous apporte quelque chose d’universel et de personnel. Il est donc normal qu’après vous avoir fait écouter Vivaldi, je vous fasse écouter Bach. Celui-ci nous a ainsi laissé un morceau d’une limpidité extraordinaire, touchante et harmonieuse. Dans ce morceau, je perçois la voix de deux cœurs qui se cherchent, s’apprivoisent et s’élèvent mutuellement. C’est la rencontre de deux cœurs amoureux dans une harmonie si parfaite que tout ce qui en découle autour est naturellement Beau. Lorsque l’un s’envole, l’autre le retient, lorsque l’un retombe, l’autre le soutient dans un passionnant jeu d’équilibre fait d’élans, de retenue, de volutes et de virtuosité. En écoutant ce duo de violons, on ne peut que comprendre à quel point le violon représente le cœur. On ressent enfin la part d’Infini qui sommeille en chacun de nous et qui s’éveille ; on ressent comment l’harmonie peut se trouver dans la plénitude des sentiments de deux cœurs, lorsque ceux-ci s’accordent sur une même longueur d’onde. Bach est ici un peu le grand architecte du cœur, Le Maître de la période baroque, l’astre autour duquel les autres compositeurs, étoiles, planètes et météores gravitent. Bach nous montre un chemin dans lequel chaque pas nous élève, chaque note nous indique une direction, et où chaque vibration nous transmet une infime part d’Absolu. Ce morceau est véritablement un apaisement du cœur, une élévation.
Cet extrait, joué par Rachel Podger et Andrew Manze, est magnifique. Leur version de ce concerto est probablement le plus connu, si ce n’est le plus beau et nous donne un superbe aperçu de la musique de Bach. :)
Voilà ! Ce billet est bien plus long que d’habitude et déroge à la ligne de conduite que je me suis fixé pour l’écriture de ce blog mais c’est pour la bonne cause. En effet, on ne peut évidemment parler du Cœur sans s’épancher un peu et puis, vous aurez compris que le violon est l’un de mes instruments préférés ! Quoiqu’il en soit, il est désormais bien tard ce soir et l’heure pour moi d’aller me coucher. Alors, je vous souhaite une très bonne écoute, et j’espère vous avoir apporté un peu de mon émotion à travers ces morceaux de musique.
Bonne nuit, à bientôt !